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13/13 – Magadan, 28 500 kilomètres, le salaire de la peur

Magadan, 28 500 kilomètres, le salaire de la peur

Magadan, enfin ! J’y suis à peine depuis une heure que j’arpente le quai de son port. La banquise recouvre une grande partie de la baie. Pourtant, un vraquier dévide son chargement. J’imagine qu’un brise-glace a dû lui ouvrir la voie.

Du haut du toit de l’Isbamobile, je tente d’apercevoir les côtes du Kamtchatka tant convoité. Il est à mille kilomètres de là, à portée de rêve. Le vent souffle en tempête depuis la terre comme s’il voulait m’y emmener. Je m’envole presque.

Fallait-il aller au bout du monde pour aller au bout de soi-même ? Le Kamtchatka n’était qu’un prétexte pour faire un bout de brousse en solitaire. Juste une balise pour avancer. Pour ne pas rester englué dans une vie que je n’aurai pas choisie. La prochaine balise sera Paris. Le voyage n’a de sens que si l’on revient, mais je n’ai nulle hâte de rentrer. La seule idée de savoir que je vais retrouver un jour les miens, mes amis, ma famille me suffit pour éradiquer tout bourgeonnement de nostalgie.

Je sais en revanche qu’il va falloir faire très attention au retour, car sans ce but que j’ai failli ne pas atteindre, la route perd tout son sens et ne devient qu’une accumulation de dangers. Le relâchement est mon ennemi du moment.

Je viens d’en faire les frais à moins de deux cents kilomètres de là. Après 28 500 kilomètres, c’est à une portée de cerise de Magadan que tout aurait pu basculer, pour de bon. Alors que j’escamotais dans mes pensées des plans incroyables pour aller encore plus loin dans le délire d’aventure, deux cents kilomètres de hors-piste enneigé et impossible sur l’ancienne route des os, j’ai commencé à forcer l’allure. J’imaginai arriver tôt en ville pour rencontrer des gens capables de m’aider dans l’organisation de ce nouveau défi. Alors que toute la matinée n’avait été qu’un pur régal de conduite où je commençais à me prendre pour un vrai pilote. Affinant ma trajectoire, allant de glisses en glisses, de virage en virage sur les vingt centimètres de neige fraîche tombés dans la nuit. Je me suis fait surprendre par la première plaque de verglas du jour. Comme dans les Landes, où le seul virage après de nombreux kilomètres de ligne droite met tout le monde dans le décor, cette plaque de glace m’a été fatale. J’ai réussi à récupérer la première glisse, mais j’ai trop compensé et je suis parti de travers dans l’autre sens ce qui m’a fait percuté les tas de neige de côté. Je suis aussitôt parti dans les airs et c’est en écoutant Mozart que j’ai fait les deux premiers tonneaux de ma vie. La classe.

Le premier reflex est d’actionner les coupe-contacts. Le second sera de faire un bilan physique. Rien n’a signalé, tout va bien. Juste une bosse sur le crâne. Lors de l’installation du tableau de commande des chauffes pour le froid, j’avais prévu pour le passager cette éventualité, très peu probable, de percuter ce tableau en cas d’accident. Si bien que je l’ai installé avec de toutes petites vis à bois qui ont toutes cédé avant mon crâne. Je me félicite d’y avoir pensé et je me mets à rire. Ce n’est pas le rire nerveux de celui qui vient d’avoir une grosse trouille et qui s’en sort indemne, mais je ris de la nature humaine. Je me rappelle lorsqu’ado, je faisais des courses de mobylettes en championnat de France. Combien de fois, sous la pluie, ne me suis-je pas retrouvé en tête de la course avec plus d’une ligne droite d’avance sur tous mes concurrents ? Combien de fois dans ce cas-là, n’ai-je pas chuté dans le dernier virage, juste avant la ligne d’arrivée, son drapeau tricolore et la première marche du podium ? Quinze ans après, le problème est le même, il me manque toujours cette ultime minute d’attention qui fait les champions. Il va falloir encore grandir.

L’Isbamobile agonise sur le flanc droit. Le toit est enroulé autour de l’arceau qui a assuré son rôle protecteur, mais surtout son rôle d’arrêt de charge. Toutes les malles sont vides. Leur contenu est mélangé à la neige qui est rentrée par la seule vitre cassée. Même le petit coffre-fort est vide, la serrure s’est ouverte sous les chocs pourtant très amortis par la neige. Je prends pour un signe du destin, le fait qu’un de mes chewing-gums préférés, Hollywood au thé vert, il m’en restait dix que pour les grandes occasions, se retrouve sur le tableau de bord. Je suis encore suspendu dans les airs et j’éprouve beaucoup de difficultés à défaire ma ceinture. Ce n’est qu’après une quinzaine de minutes que j’arrive à sortir de la voiture. Le constat semble moins catastrophique que de l’intérieur. J’ai fait un tour trois quarts dont une bonne partie en l’air. Le toit a touché deux fois et seul le côté droit est touché. Une chance. Les dix points de fixation de la galerie ont tous cédé. Cette dernière gise à l’envers à côté de la voiture. La mécanique a l’air OK.

Une heure plus tard, un Kamaz arrive. Je connais le chauffeur. Trois jours plus tôt, j’avais pris en photo son camion sur le côté. Il m’explique qu’avec ce qu’il voit là, des cinq véhicules qui ont passé le check-point cinq jours plus tôt, quatre se sont retournés.

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