De l’importance d’être constant…dans la galère !
La frontière Kirghize se traverse en un temps record de dix minutes. Un tampon sur le passeport et nous pouvons entrer. Il nous faudrait presque insister pour que les douaniers jettent un coup d’œil à l’intérieur de la voiture. D’accord c’est arrangeant, mais c’est à la limite du vexant. Comment ça elle est pas belle ma voiture?
Nous nous hâtons un peu. Nous devons être à Bichkek dans une dizaine de jours pour l’arrivée d’un de nos amis, Renaud. Partis en voyage sept mois avant nous, il a laissé sa voiture au Kirghizistan pour rentrer quelques mois en France. Il doit nous rejoindre pour faire un bout de route avec nous et nous l’attendons avec impatience. En attendant notre programme est de filer au Tadjikistan via les axes secondaires kirghizes. Nous avalons les kilomètres à notre plus grande frustration. Tout est aperçu de manière fugitive depuis l’intérieur de l’Isbamobile. De fait, nous aurons bientôt le temps de faire l’éloge de la lenteur, et voilà comment.
Il faut traverser toute une chaîne de montagnes dont certains cols culminent à plus de trois mille cinq cent mètres. Parvenus au sommet du premier col, les choses se compliquent. Des congères de deux mètres de haut bloquent la quasi-totalité de la largeur de la route. Pourtant pas d’autre solution que de franchir cet obstacle. Nous n’avons plus assez de carburant pour faire demi-tour. À notre gauche, s’offrent des crêtes déneigées. Il nous faudra monter et descendre des pentes abruptes. Bien sûr que nous envisageons plus que sérieusement cette option ! Pourquoi pas ?
Nous respirons un grand coup avant de nous élancer dans l’énorme montée de notre première crête. L’Isbamobile la gravit sans problème. Mais en ce qui concerne la descente, les choses se compliquent. Dès les premiers mètres, l’arrière de la voiture part irrémédiablement du côté de la pente. Quelques tours de roues encore et nous sommes embarqués dans un dévers plus que dangereux. Marc, pourtant si rassurant d’habitude, commencerait presque à paniquer. Il remet les roues dans le sens de la descente et tente comme il peut de ralentir les quatre tonnes de l’Isbamobile lancée à fond de train dans une pente à 100%. Après avoir dévalé quatre cents mètres de dénivelés en quatre cents mètres de course, un immense névé ralenti enfin notre folle descente. La voiture se bloque rapidement dans la neige, plus moyen d’avancer.
Nous nous extrayons de la voiture pour nous enfoncer jusqu’à la taille dans la neige. Hilares, nous sortons pelle, plaques de désensablage et cric highlift pour nous sortir de là. Après deux heures d’efforts intense, l’Isbamobile monte sur les plaques, fait deux mètres, et s’immobilise sur le côté. Il faut bien se rendre à l’évidence, cela va prendre beaucoup de temps pour se sortir de là. Une fois, deux fois, trois fois nous réitérons les mêmes manœuvres. Le soleil se couche. À la lumière des frontales, nous observons la voiture toujours prisonnière de la neige. Nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Seulement voilà le hic, nous ne pouvons pas dormir dans une voiture qui est à ce moment-là complètement inclinée. Marc extirpe la tente du toit et nous lançons nos toutes dernières forces dans le montage d’un bivouac de fortune.
Au réveil, la dure réalité et nos vêtements humides et gelés nous attendent. Je replie la tente pendant que Marc s’active au chevet de l’Isbamobile. Je me sens toute chose, chaque mouvement est un effort qui me coupe la respiration, la tête tourne. C’est le mal des montagnes, comme si on avait que ça a faire tiens! En attendant que les aspirines fassent leur effet, j’entends Marc qui halète à chaque pelletée de neige. Chaque effort compte triple à cette altitude et nous nous relayons à la pelle. Pelle, cric, plaques, deux mètres encore de gagner. Pelle, cric, plaques et encore deux mètres de parcourus. Plus que trois mètres, plus qu’un mètre nous sépare de la zone déneigée. Une journée complète à ce rythme, et nous atteignons enfin la zone herbeuse à la tombée du jour. En deux jours, nous avons fait quinze mètres.
Au matin du troisième jour, nous parvenons à faire au moins cent mètres sans encombre. Lancés à fond, nous tentons de traverser un névé, puis un autre, et puis…plus rien ! Nous sommes de nouveau coincés. Bon, ce n’est pas que je n’aime pas à jouer de la pelle, mais le découragement commence à poindre. Il est possible que quelques jurons et insultes aux marmottes du coin nous échappent à cette occasion. On prend les mêmes et on recommence. Pelle, cric, plaques, on respire. Le temps de ranger un peu le matériel et nous repartons. Oh, pas bien loin cependant ! Peut-être trois mètres et l’arrière droit de la voiture s’enfonce. Quoi encore ? En fait ce que nous pensions être notre salut, ces petites bandes d’herbes, sont des champs de tourbes.
Il faut agir vite, la voiture s’enfonce de plus en plus. Notre salut ne peut venir que du treuil et d’un maigre arbrisseau. Oui mais voilà le hic, la voiture est tellement enfoncée sur le côté droit que l’action du treuil ne tend qu’à une seule chose, renverser la voiture sur le flanc. Pendant ce temps, l’Isbamobile s’enfonce encore et toujours. La roue avant gauche est soulevée à plus de trente centimètres du sol. Cette histoire commence à puer sérieusement. Marc parvient à accrocher le treuil de telle manière à ce qu’il tire à la fois au centre et sur le côté droit de la voiture. Il monte derrière le volant, télécommande du treuil en main, pendant que je grimpe sur le marchepied pour faire contrepoids. Notre posture à ce moment-là est totalement grotesque ! La voiture à moitié renversée, Marc toutes les mains prises et moi faisant le sac à patates de son côté. Et dire qu’il n’y a que ces saletés de marmottes pour témoins, c’est vraiment dommage. En deux secondes, tout se joue. L’Isbamobile penche dangereusement, se rétablit, et sort de son trou. La nuit tombe, le froid et la neige aussi. Les gestes se répètent, ranger le matériel, quitter ses fringues collées par l’eau et la boue et s’effondrer de fatigue.
Le jour se lève, voilà quatre jours que nous sommes coincés dans cette vallée. Nous traversons sans problèmes les premier cents mètres. L’espoir renaît de pouvoir atteindre la route dans la journée. Plus que deux névés à franchir et un vaste champ de tourbe. Nous y sommes presque ! A fond, nous tentons de traverser la première plaque de neige. Raté ! Nous échouons lamentablement à quatre mètres de son extrémité. Nous reprenons sans entrain cric, pelle et plaques. Nous nous débattons trois ou quatre heures avant de nous sortir de là. Et puis, enfin la route !
Il faut bien imaginer notre fatigue à ce moment là et le sentiment de délivrance qui s’ensuit. En quatre jours, nous avons parcourus huit cents mètres. Nous nous sommes plantés plus d’une quinzaine de fois dans la neige et une fois dans la tourbe.
Nous arrivons presque de nuit dans la ville de Kazarman. Désillusion finale, les gens du coin nous informent qu’un col à plus de quatre mille mètres est encore à franchir et que bien sûr il est fermé. Il nous faudrait revenir sur vos pas, retourner tout au Nord du pays jusqu’à la capitale Bichkek pour redescendre ensuite par la grande route qui mène au Tadjikistan. Nous n’avons plus le temps de faire ce détour.
Voilà comment, partis pour le Tadjikistan, nous n’avons jamais atteint ce pays. Nous avons réalisé beaucoup de choses durant ces quatre jours. D’abord que les marmottes c’est très mignon, mais qu’il ne faut surtout pas compter sur elles pour donner un coup de main. Enfin, et surtout, que nous avions définitivement besoin d’une deuxième pelle.